Oslo, 31 août©Memento Films

Re-lecture philo : Oslo 31 août

Analyse
de Joachim Trier
96 minutes 2012

La querelle du libre arbitre n’est pas un débat théologique (Augustin contre Pélage) ou philosophique (Spinoza versus Descartes) que les sciences déterministes auraient définitivement rendue caduque. Elle est davantage une interrogation existentielle, une hésitation intérieure, la tension d’une volonté qui s’abandonne ou non à l’événement. Oslo 31 août, avec son titre-programme, joue subtilement de cette note existentielle. Soit Anders, sorti pour un jour de cure de désintoxication afin de se confronter à Oslo, ses rues, ses amis et ses anciennes amours, une promesse d’embauche, la crainte de replonger. Un homme à peine sorti d’une tentative de suicide tenue secrète, à qui s’offre la durée d’un jour pour choisir, ou ne pas choisir, entre vie et mort. Vingt-quatre heures placées sous le signe d’une fatalité (l’échec amoureux et social, la conscience alourdie par le poids du passé) paradoxalement déstabilisée par la douceur du jour, le hasard d’une rencontre, la promesse d’un renouveau.

Selon ses propres options philosophiques, et la manière dont il se laissera toucher par la gravité souriante de l’interprète principal (admirable Anders Danielson Lie), le spectateur pourra lire partout les signes d’un destin scellé ou, au contraire, apprécier les écarts rêveurs d’une trajectoire pas si prévisible. Le caractère indécidable de certaines scènes accroît le vertige de l’interprétation. Lors de la scène d’embauche dans une rédaction de journal, dans une répétition sociale et symbolique du suicide, Anders avoue les blancs laissés par son curriculum vitae : alcoolisme, drogue, deal. Il en rajoute pour susciter le rejet d’un recruteur sans doute ému par sa sincérité, et prêt à tenter un essai. Plus tard, au seuil de la clôture du film, Anders regarde comme absent la jeune femme qu’il a séduite en soirée et qui l’attend au bord d’une piscine en plein air. La naïade l’invite à s’approcher. A chaque fois qu’Anders lui sourit, son sourire se défait. Se mêlent alors, flash-forward ou alternative fictionnelle, les images mentales de sa fuite. Va-t-il céder à son désir de mort ou se laisser happer par une vie amoureuse frémissante ?

Ces bulles indécises flottent dans un parcours erratique, étonnamment léger, qui conduit Anders à revenir sur les traces de son passé, et à se confronter au jugement, optimiste, incrédule ou assassin de ceux qu’il a connus. Son ami Thomas (Hans Olav Brenner) porte sur lui un regard vibrant d’intensité, s’émeut, se fâche de reconnaître les indices du désir de suicide, mais, traduisant plus son inquiétude que son affection, console mal Anders de son sentiment de vide. Pire, en trahissant les faiblesses de sa propre vie, il accumule les petites maladresses qui vont créer entre eux un éloignement certain. Le grand amour passé d’Anders, une jeune femme absente partie travailler à Londres, ne lui retourne aucun appel. Sa sœur ne prend pas la peine de venir au rendez-vous qu’il lui a fixé pour récupérer les clefs de la maison familiale, mais envoie une émissaire chargée d’asséner quelques vérités blessantes. L’accumulation des bévues fait ressembler cette journée à un chemin de croix où les caresses attendues sont des claques. Anders oppose à l’infortune cet indéfectible sourire résistant, fragile et parfois dérisoire, peut-être la dernière arme d’un séducteur qui a trop abusé les siens.

Avec sa manière de déjouer toujours la gravité par la douceur, la fatalité par l’aléatoire de l’errance, le parcours d’Anders devenant presque une promenade en hommage à une ville aimée, Oslo 31 août défie toute réduction théorique, sans cesser d’alimenter le débat. Que veut dire choisir ? Se laisser porter par un désir enfoui, une détermination inconsciente qui trompe la volonté ? C’est bien ainsi que Spinoza réfute la conception commune de la liberté dans l’Ethique : « Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire ».  Anders, lorsqu’il vole à nouveau de l’argent pour se payer une dose de drogue suffisante, croit-il librement agir ou se laisse-t-il happer par une habitude d’ancien drogué ? A ce moment précis, même déçu par sa journée, confronté au sentiment de l’impossibilité de reconstruire sa vie, il n’est pas celui qui agit sous emprise. Sevré, il semble répondre à un mécanisme qui n’affecte plus son corps ou son esprit, mais lui apparaît pourtant comme le seul geste qu’il peut poser, la seule manière de remplir le vide.  Est-il alors une figure sartrienne tragique qui choisit de ne pas assumer sa liberté ? La manière dont le film déplace, retarde, surprend même l’inévitable rechute ne dissipe pas le mystère de l’individu, et confond même ce dernier dans celui d’une vie urbaine aux contours incertains. Anders reste une figure floue et pourtant indélébile qui laisse ses pas s’estomper, ses notes s’éteindre, à l’écoute d’un monde qui poursuit sa course folle et hasardeuse.

Oslo, 31 août de Joachim Trier, actuellement au cinéma