La révolution silencieuse©Pyramide Distribution

Ils avaient dix-sept ans et il se dressèrent contre le régime est-allemand

Analyse
de Lars Kraume
111 minutes 2018

On n’est pas sérieux quand on a 17 ans

L’histoire ne dit pas si les lycéens est-allemands de La Révolution silencieuse connaissaient le célèbre vers de Rimbaud. Celui-ci donne pourtant à méditer sur leur propre histoire, celle d’une bravade potache qui se transforma en affaire d’État. Le nouveau film du cinéaste allemand Lars Kraume (dont on vu en France le précédent Fritz Bauer, un héros allemand) La Révolution silencieuse est adapté du récit autobiographique de Dietrich Garstka, Das Schweigende Klassenzimmer. Celui-ci raconte comment, avec ses camarades lycéens d’une petite ville de la République Démocratique Allemande, ils improvisèrent une minute de silence en guise de protestation contre la répression de l’insurrection de Budapest par les troupes soviétiques (1956) et la mort supposée du footballeur Ferenc Puskás. 
Pour dérisoire et inoffensif qu’il était, cet acte impulsif eut des conséquences qu’ils n’auraient jamais imaginées. Dans le contexte de crispation du régime est-allemand qui allait mener à la crise de Berlin et à l’érection du Mur (1961), le geste fut pris très au sérieux par les autorités éducatives. Elles s’attachèrent à débusquer et à châtier les meneurs de cet acte séditieux, menaçant l’ensemble des élèves d’une lourde sanction : l’interdiction de passer leur diplôme (l’Abitur, équivalent du baccalauréat) dans l’ensemble de la RDA, et donc d’accéder à des études universitaires. Contre toute attente, et contre l’avis de leurs parents (on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans), les lycéens refusèrent en bloc de se laisser diviser et de trahir leurs camarades, préférant tout quitter pour émigrer en RFA.

L’Allemagne de l’Est d’avant le Mur

Il est difficile pour les spectateurs d’aujourd’hui, qui ont vu tomber le Mur ou sont nés après sa chute, de se projeter à l’époque d’avant sa construction. C’est tout l’intérêt de La Révolution silencieuse de nous plonger dans cette Allemagne-là, encore incertaine de son avenir et en partie innocente. Si le film ne déroge pas totalement aux codes de la représentation de la RDA à l’écran, il nous montre tout de même, à rebours d’un film comme La Vie des autres (l’archétype du «film STASI»), un pays vécu dans son quotidien ; un pays où l’on travaille (le film montre les gigantesques aciéries de Stalinstadt, voir plus loin), où l’on élève ses enfants, où l’on étudie et fait des projets d’avenir ; un pays où l’espoir d’un socialisme à visage humain est encore possible. 
Cet espoir est incarné dans le film par le beau personnage du directeur de l’école, qui sait gré au communisme de l’avoir élevé au dessus de sa condition de fils de paysan. Il s’inscrit également dans les décors, parfaitement conservés, de la ville nouvelle de Stalinstadt (aujourd’hui Eisenhüttenstadt), construite pour les ouvriers des gigantesques aciéries. Si ses rues tirées au cordeau et ses imposants bâtiments évoquent aujourd’hui une étouffante architecture soviétique, ils sont à l’époque le synonyme d’un confort matériel inédit (dans un pays qui se relève à peine de la guerre) et la manifestation concrète de l’utopie socialiste en acte.

La bataille idéologique entre les deux blocs

Stalinstadt est proche de la frontière polonaise, mais à 80 kilomètres seulement de l’enclave occidentale de Berlin Ouest. À l’époque, le mur qui, cinq ans plus tard, séparera la ville en deux et en fera le symbole de la Guerre Froide n’est donc pas encore construit : on peut se rendre en train d’une Allemagne à l’autre, pour visiter sa famille ou fleurir la tombe d’un proche. 
Néanmoins, afin de stopper l’hémorragie de population qui saigne la RDA (plusieurs millions de personnes ont quitté le pays depuis 1946), les contrôles de la police est-allemande sont de plus en plus stricts (il faut montrer patte blanche et prouver que l’on reviendra dormir à l’ombre du socialisme), et le régime s’en remet à la propagande. La bataille idéologique fait rage entre les deux blocs, exacerbée par la proximité culturelle et la communauté de langue. Le film met en scène cet affrontement de deux propagandes : à l’Ouest, les actualités cinématographiques présentent l’insurrection de Budapest comme un héroïque combat pour la liberté, tandis que l’organe officiel est-allemand, Neues Deutschland, évoque un putsch contre-révolutionnaire fomenté par des provocateurs étrangers.
On voit que la rhétorique n’a guère évolué, chute du communisme ou pas, et que la manipulation de l’information n’a pas attendu les réseaux sociaux et les fake news. C’est d’ailleurs une de ces fausses nouvelles propagées par l’Ouest qui perdra les lycéens : la prétendue mort, sous les balles soviétiques, du talentueux footballeur hongrois Ferenc Puskás, annoncée par la RIAS ("Rundfunk im amerikanischen Sektor"), la radio de Berlin-Ouest, dont le régime socialiste interdit l’écoute depuis la fin des années quarante.

L’ombre du nazisme

En 1956, dix ans seulement se sont écoulés depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la chute du Troisième Reich. Les adultes en portent les stigmates, physiques (la cicatrice du Ministre de l’Éducation, torturé par les nazis) mais surtout psychologiques et morales. Malgré l’insouciance attachée à son âge, la jeunesse de l’époque (les héros du film sont nés en 39-40) en est également profondément marquée : elle est écrasée par la honte (pour ceux qui savent leurs parents ou grands-parents compromis) et le silence d’un inventaire qui n’a jamais été mené au bout. 
De ce point de vue, le film forme, de l’aveu même du cinéaste Lars Kraume, un diptyque avec son précédent film Fritz Bauer, un héros allemand, qui montrait les prémices des futurs « procès de Francfort » à travers la figure du juge-courage de la dénazification (interprété par Burghart Klaußner, que l’on retrouve en Ministre de l’Éducation dans La Révolution silencieuse). L’action des deux films est presque concomitante (celle de Fritz Bauer démarre en 1957), ce qui souligne encore le contraste. Alors que l’action du procureur ouest-allemand marquera le début d’une prise de conscience, la phraséologie anti-nazie devient à l’Est l’instrument de la répression étatique : tout opposant ou libre-penseur devient un «ennemi du peuple» et est renvoyé au fascisme ou au nazisme, alors même que la STASI ré-emploie des méthodes éprouvées par la Gestapo. Le parallèle est poussé dans le film (comme dans la plupart des films historiques sur l’Allemagne de l’Est), jusqu’à ces uniformes des troupes d’occupation russes qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des SA.

La naissance d’une conscience citoyenne et politique

Mais il serait dommage de réduire La Révolution silencieuse à sa seule dimension historique. Si Dietrich Gartska et ses camarades sont aujourd’hui de vénérables octogénaires, leur rébellion a été portée à l’écran et résonne au présent. Lars Kraume propose ainsi une réflexion sur l’engagement qui ne pourra que toucher les jeunes d’aujourd’hui, qu’ils soient impliqués ou pas dans des combats citoyens ou politiques. Le film montre l’éveil d’une conscience autonome chez ces lycéens, leur naissance en tant qu’adultes et citoyens : ils s’intéressent à la politique, s’informent — en confrontant différentes sources — et se forgent un point de vue, débattent et s’organisent collectivement, expérimentent un mode de fonctionnement démocratique.
Les aléas de l’Histoire transformeront ce qui n’était qu’une bravade symbolique en un engrenage aux conséquences bien plus concrètes… et funestes. Ne « pas être sérieux quand on a dix-sept ans », c’est aussi refuser les compromissions des adultes, avoir le courage de ses idéaux quel qu’en soit le prix. C’est dans ces épreuves que les lycéens de La Révolution silencieuse se montrent héroïques, refusant de se laisser prendre aux manœuvres de division et de céder à l’individualisme. Si le scénario orchestre les dissensions et affrontements personnels à l’intérieur du groupe, c’est pour mieux réaffirmer les valeurs du collectif. À cet égard, et y compris dans le traitement du triangle amoureux qu’ils forment, Theo, Kurt et Lena, sont porteurs d’un idéal bien plus conforme aux valeurs du socialisme que le comportement des autorités qui les oppriment.
L’acmé dramatique du film, quand face au chantage chacun des élèves se désigne à son tour comme le meneur, rappellera une magnifique scène du Spartacus de Stanley Kubrick (1960) ; un film écrit (à peu près à la même époque que les événements relatés par le film) par Dalton Trumbo, scénariste placé par le maccarthysme sur la « Liste noire » pour… ses sympathies communistes.